Interview de Tristan Nitot, pour les 10 ans de Firefox

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Abstract

Le navigateur Firefox a soufflé ses dix bougies il y a peu. Afin de saluer cet événement, nous avons interviewé un bon connaisseur de ce navigateur… qui n’est autre que Tristan Nitot, ancien Openwebien !

Article

OpenWeb : Bonjour Tristan, nous nous permettrons de te tutoyer, car il nous semble que tu connais les lieux ici ? :)

Tristan Nitot : Bonjour ! Oui, pas de problème pour le tutoiement !

OpenWeb : Une aventure de 10 ans, ce n’est pas rien. En toute honnêteté, quand le projet s’est lancé sur la création de Phoenix, qui deviendra Firebird (si si !) puis Firefox, à l’époque, comment l’imaginais-tu ?

Tristan Nitot : Je ne pouvais pas imaginer une chose pareille, c’est sûr ! Il faut se remettre dans le contexte : il y avait un monopole sur le marché des navigateurs (92% de parts de marché pour le « E » bleu…) et une poignée d’employés en Californie, plus deux bénévoles à temps plein en Europe, complétés par une communauté très mobilisée.

OpenWeb : Quel regard as-tu sur toutes les « tempêtes » que le projet a traversées ? Nous nous souvenons, pour n’en citer qu’une, le passage au rapid release process (depuis Firefox 5 si ma mémoire est bonne) avait beaucoup inquiété les développeurs très utilisateurs des extensions de Firefox.

Tristan Nitot : Rien n’est jamais facile chez Mozilla : nous existons pour défier le statu quo. Quand j’ai monté Mozilla Europe, j’étais chômeur, nous n’avions pas de business model pour Firefox, aucun revenu, et il fallait convaincre les développeurs Web de respecter les standards (raison pour laquelle j’ai rallié les bonnes volontés pour monter OpenWeb). C’était un défi immense, mais on a réussi. Regarde aujourd’hui avec Firefox OS : nous défions Apple et Google sur un marché, celui du smartphone, où Microsoft et Amazon peinent à convaincre. Vu de l’extérieur, les gens doivent se dire qu’on a tendance à choisir les pires adversaires, les plus puissants. Mais c’est surtout que nous choisissons de défendre le Web là où il est attaqué.

OpenWeb : Est-ce qu’il y a un choix stratégique de Mozilla au cours de ces dix années qui n’a pas été aussi porteur que tu l’imaginais ? Et au contraire, y en a-t-il dont tu avais sous-estimé a priori l’intérêt qu’il susciterait ?

Tristan Nitot : Prenons le XUL, notre langage de balise pour décrire la UI de nos produits, nous a été très utile et il est toujours utilisé dans Firefox. A un moment je l’imaginais avoir plus d’influence en dehors de l’univers Mozilla, surtout face à Flash et Silverlight. Mais finalement, HTML5 est arrivé, et ça a plus de sens pour Mozilla d’investir sur HTML5, qui est porté par toute l’industrie, que de se focaliser sur une technologie, aussi bonne soit-elle, qui ne fait pas consensus.

À l’inverse, Il y a aussi des standards très novateurs, comme WebRTC, WebGL, WebAPIs qui permettent de projeter le Web dans des domaines inenvisageables à une époque. Avec ces technologies, associées à la compilation juste à temps de JavaScript, on arrive à faire des jeux en 3D sans plugins, c’est génial ! Chaque jour le Web continue de me surprendre par ses capacités !

OpenWeb : Quels sont les enjeux d’un projet Open Source et de ses relations avec la communauté lorsqu’il y a beaucoup d’employés permanents, des bureaux un peu partout dans le monde ?

Tristan Nitot : Ça n’est pas simple tous les jours, mais c’est aussi exaltant. Il y a une tension qui nous pousse à trouver de nouvelles solutions au quotidien. D’un coté, avec les employés dans les bureaux, on peut avoir tendance à trop souvent prendre des décisions avec les personnes présentes, sans impliquer des gens qui sont à distance, soit parce que bénévoles ou simplement parce que travaillant depuis la maison. D’un autre coté, ça serait oublier ce qui fait l’originalité et la force de Mozilla, cette communauté de bénévoles, source de diversité, de créativité et d’énergie. C’est grâce à elle que Mozilla peut affronter les géants de l’Internet, malgré notre toute petite taille.

OpenWeb : Ton avis sur l’évolution du marché des navigateurs, et notamment en ce qui concerne l’évolution des parts de marché des différents navigateurs ?

Tristan Nitot : Mozilla, avec le succès de Firefox, a ouvert la voie à d’autre navigateurs. Safari et Opera étaient antérieurs à Firefox, mais n’avaient pas réussi à percer. Depuis, avec Chrome, ils se sont engouffrés derrière nous et le choix entre les navigateurs est dorénavant possible, et cela a ramené l’innovation. C’était la première bataille de Mozilla, si l’on se souvient du slogan de l’époque "bring back choice and innovation on the Web" / « ramener le choix et l’innovation sur le Web ». En cela, Mozilla est très différent de ses concurrents, qui sont des sociétés commerciales. Nous nous battons pour le Web, pas pour enrichir nos actionnaires. Du coup, là où une société commerciale redoute la concurrence, nous nous en félicitons. Par contre, il est essentiel que Firefox reste populaire, car c’est ce qui fait son influence sur le marché.

OpenWeb : Comment vois-tu les 10 prochaines années, quels seront selon toi les principaux défis de Mozilla ?

Tristan Nitot : Au 3e trimestre 2012, il y a donc juste 2 ans, il a commencé à se vendre plus de smartphones que de PC. Bien sûr, chacun de nous utilise encore un PC en plus de son smartphone, mais l’avenir de l’informatique est bien là. Il est donc essentiel pour Mozilla de réussir le virage du smartphone, ou en tout cas de l’après-PC, pour continuer à faire avancer sa mission. Dans les 5 ans à venir, 2 milliards d’individus vont découvrir les technologies connectées, via des smartphones. Veut-on transformer ces personnes en consommateurs passifs d’applications natives ou veut-on leur offrir un écosystème basé sur le Web, et donc « en lecture/écriture » ? Évidemment, Mozilla pousse pour la 2e solution, c’est pour cela que nous faisons Firefox OS, un système d’exploitation pour smartphone où toutes les applications sont des applications Web.

OpenWeb : Et ceux de Firefox ? Comment penses-tu qu’il va évoluer ?

Tristan Nitot : Firefox est bien sûr essentiel à l’avenir de Mozilla. Nous continuons d’investir massivement dans la technologie, ce qui bénéficie aussi à Firefox OS, puisque tous les deux utilisent Gecko, notre moteur de rendu HTML et JS. Par exemple, le mois dernier, nous avons dépassé le moteur de Chrome au niveau performance JavaScript, même sur leurs benchmarks ! Cf. Are We Fast Yet? Yes We Are!

Plus récemment, pour les 10 ans de Firefox, nous avons sorti une version spécifique pour les développeurs Web, avec un thème qui prend moins de place sur l’écran, les toutes dernières évolutions de Firefox (y compris ce qui ne sortira que dans 3 mois) et des outils spécifiques pour les développeurs.

Enfin, nous avons annoncé une initiative appelée Polaris, autour de la vie privée sur le Net, avec des partenaires comme TorProject, l’intégration de DuckDuckGo dans Firefox etc. Depuis les révélations d’Edward Snowden en juin 2013, il y a une vraie prise de conscience que l’Internet, outil formidable de libertés individuelles, peut aussi devenir un outil d’oppression si l’on n’y prend pas garde. Il faut être très vigilant : on constate que les géants de l’Internet poussent à une concentration, une centralisation des services et de nos données. Du coup, les gouvernements, que ce soit pour l’intelligence économique ou pour surveiller les populations au nom de la lutte contre le terrorisme, peuvent faire de la surveillance de masse à moindre coût en piochant des données chez ces géants. Cette surveillance de masse est dangereuse pour la démocratie, car elle mène à l’auto-censure des citoyens, comme on peut le constater en Chine. La liberté d’expression commence par la liberté de penser sans se sentir espionné. C’est un combat que chaque partisan de la démocratie devrait soutenir.

OpenWeb : Demain Firefox (et Mozilla ?) n’existe plus, qu’est-ce que tu fais ?

Tristan Nitot : Ça serait dommage, parce que le monde a besoin de gens et d’organisations qui aident à bâtir un meilleur futur numérique.

Je crois que je monterais autre chose, toujours plus ou moins dans le même domaine, avec des objectifs similaires. Je suis un entrepreneur avec une fibre sociale : je crée des choses et je veux que mon travail serve la société dans son ensemble.

OpenWeb : Peux-tu nous faire un petit teasing sur les prochaines nouveautés dans Firefox pour faire baver d’envie nos lecteurs ?

Tristan Nitot : Plutôt que d’en parler, je vais juste encourager les lecteurs à installer la version Développeurs de Firefox. Elle intègre avec 3 mois d’avance ce qui devrait être dans des futures version de Firefox, avec des outils pour les développeurs.

OpenWeb : On parle très souvent de Mozilla pour son produit phare, le navigateur Mozilla. Peux-tu nous parler des autres projets qui sont aidés ou poussés par Mozilla ?

Tristan Nitot : Oui, c’est une de mes grandes fiertés depuis que nous avons des locaux dans le 9e arrondissement de Paris : Mozilla est devenu un « hub » pour les projets autour du logiciel libre, des standards et de l’accessibilité, à qui l’on prête une partie de nos locaux. Ça leur permet de se faire entendre, se rencontrer et progresser. On y fait du JavaScript, du langage Rust, on y parle d’Opquast, de littératie numérique, de décentralisation d’Internet, de Framasoft et de son initiative Dégooglisons Internet et de bien d’autres choses. Ça permet de dynamiser tous ces principes et initiatives auxquels on croit.

OpenWeb : Allez, nous t’offrons une tribune pour tuer une ou deux bêtises ou légendes urbaines que tu as trop entendues sur Firefox, c’est cadeau !

Tristan Nitot : On me demande souvent si Firefox est un panda roux ou un renard... Alors voici la réponse : c’est un logiciel libre ! ;-)

OpenWeb : Es-tu toujours aussi persuadé de l’importance des standards ouverts et interopérables ?

Tristan Nitot : Absolument. Mozilla est bâti sur deux concepts fabuleusement puissants : le logiciel libre et les standards. À eux deux, ils sont garants de la liberté de chacun dans le futur numérique qui est en train d’être construit.

OpenWeb : Et si tu n’avais qu’un message à faire passer aux membres de la communauté Openweb (auteurs et lecteurs) à ce sujet, quel serait-il ?

Tristan Nitot : Quand vous construisez un projet, vous devez faire des choix, souvent techniques. À chaque fois que c’est possible, choisissez un logiciel Libre face à un logiciel propriétaire. Choisissez une solution décentralisée au lieu d’une solution centralisée. Choisissez les standards ouverts plutôt que les formats propriétaires. Vos clients seront d’autant plus libres et vous contribuez à améliorer le monde. Ça donne du sens à votre travail, et cela n’a pas de prix.

OpenWeb : Merci Tristan !

Tristan Nitot : Merci, c’était un plaisir de revenir ici. Vous avez refait la déco depuis mon départ, non ? ;-)

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  • Publié le :
  • Mise à jour : 19 novembre 2014

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